Al Adl et la gauche : une réflexion critique

Maroc : Accord sur la création d’une indemnité chômage

Une polémique récente a eu lieu sur la position de la Voie Democratique concernant la mouvance islamiste et particulière de AWI suite à l’article paru dans lakome. Il s’avère en réalité que la position exprimée n’est pas un appel à une alliance explicite avec AWI mais qu’elle note à juste titre que le centre du conflit réel n’est pas celui entre « modernistes et « obscurantistes » et que l’on ne peut occulter la nécessité d’une large opposition contre l’adversaire immédiat et principal qu’est le makhzen. El Harrif pose néanmoins la question de savoir comment on doit se positionner par rapport à une force dont on ne partage pas le projet mais qui est en opposition avec le pouvoir et qui par ailleurs a une existence de masse. Cette question est réelle et ne peut être écartée d’un revers de main. Nous faisons une contribution dans ce sens sans prétendre apporter des réponses indiscutables ou tranchées.


Le point de départ est d’analyser Al Adl. Si l’on revient par exemple aux documents du congrès de La Voie Démocratique, il y a des analyses très justes sur la place et le sens de la religion et l’attitude d’un courant révolutionnaire vis-à-vis des croyants. Mais même à ce niveau, il nous semble que la question est plus complexe. La distinction islam populaire/islam du pouvoir aussi réelle soit elle, est pauvre en explication politique des dynamiques possibles. L’existence d’un islam populaire porteur de valeurs progressistes endogènes doit être relativisée. L’islam populaire reste marqué par une conception fataliste des rapports sociaux et imprégné de valeurs patriarcales. En réalité, paradoxalement, ce genre d’approche vise à déceler dans l’islam, comme religion, ce qui peut rejoindre le combat progressiste, oubliant simplement que ce n’est pas l’islam qui fait les musulmans mais plutôt l’inverse. Mais l’islam comme religion est une chose, la caractérisation politique des courants islamistes en est une autre. Al Adl n’est pas un mouvement religieux mais un mouvement politico-social qui utilise la religion. La question est de savoir si dans le champ concret de l’islam politique marocain existe, même sous une forme embryonnaire ou potentielle, la possibilité que se forge une théologie de libération musulmane, équivalente dans les conditions concrètes qui sont les nôtres, de ce qu’a été la théologie de libération en Amérique latine. C’est ignorer les différences historiques irréductibles de la construction du « christianisme des pauvres » et les différences de contexte (le poids par exemple de la révolution cubaine). Il ne s’agit pas d’affirmer catégoriquement dans l’absolu et d’une manière définitive que cela est totalement impossible mais cela ne nous parait pas un projet réaliste dans la période à venir. Une telle émergence suppose des victoires sociales, politiques, morales, idéologiques, culturelles d’un mouvement populaire et démocratique laïc et la construction d’oppositions de classes crédibles qui pèsent par leur existence pratique et matérielle, sur les formes de conscience sociale, y compris dans leurs expressions religieuses. Autre chose est de penser qu’à partir des courants existants de l’islam politique, il serait possible de peser dans ce sens. Nous ne partageons pas l’appréciation politique qui est faite à propos de Al Adl dans les analyses du congrès de la VD. Nous ne pensons pas qu’elle a fait preuve de « positions avancées ». La notion d’état civil n’est pas seulement une notion qui reste « confuse « et « imprécise », elle est un habillage tactique qui vise à prendre en compte l’émergence d’un mouvement populaire qui s’est construit sur des revendications démocratiques et non religieuses et qui, sur la base des expériences actuelles, visent à valider l’idée d’un processus de consultation électorale comme forme d’accès au pouvoir. Al Adl n’est jamais revenu publiquement sur sa position concernant le califat même timidement. L’état civil ne définit pas la source de la légitimité politique du pouvoir, ni son mode d’exercice. Cela en réalité signifie que le pouvoir sera exercé d’abord par des militants de l’islam politique plutôt que par des religieux au sens strict. Sur ce point, la concession émise est une unité des contraires : pas d’islam sans démocratie et pas de démocratie sans islam. Contraire, car l’une s’appuie sur le principe de souveraineté populaire et l’existence d’un droit positif et l’autre s’appuie sur le principe de la foi révélée et de la charria, avec ou sans ijtihad. Ou pour le dire autrement, l’islam comme religion politique est le référent principal, culturel et politique, individuel et collectif de l’organisation sociale et reste au cœur de la matrice idéologique de Al Adl. La « loi de Dieu » est toujours supérieure à la « loi des hommes ». Et ne se discute pas. Et nous ne pensons pas que ses positions sur « imarat al mouminine » , l’égalité Homme/Femmes , la démocratie, la séparation de la religion/ état et l’impérialisme sont seulement « hésitantes », elles sont au contraire très claires. Ce qui est surprenant est qu’en réalité, il n’y a aucune analyse des raisons du retrait d’Al Adl du M20f, raisons qui apparaissent confuses mais qui sont en réalité assez claires. Ce qui est encore plus surprenant est qu’il n’y a aucune analyse de la nature de classe de ce mouvement et en particulier de sa direction. En réalité ce dernier, contrairement à l’analyse qui est parfois répandue, et, au-delà des apparences et discours, n’est pas un mouvement politique qui a pour projet l’ouverture d’une crise politique majeure et ne vise pas nécessairement une rupture avec le régime politique. Il connait un processus de reconversion vers le « réalisme politique », ce qui est la tendance majeure des mouvements de l’islam politique dans la région, reconvertis en fer de lance de la contre révolution dans une position d’alliance ou de compromis, tant avec les tenants de l’ancien régime que de l’impérialisme, même si cela n’exclut pas des contradictions partielles avec eux, pour tenir compte de leur base de masse. Al Adl est un mouvement populaire dont la base sociale repose principalement sur différentes couches de la petite bourgeoisie, des étudiants déclassés, des exclus, des commerçants du bazar mais dont la direction elle, est pour l’essentiel, liée aux couches supérieures de la classe moyenne. Dans le processus actuel de la confrontation sociale et politique, Al Adl cherche à élargir son influence, à consolider son implantation mais n’a pas en réalité de stratégie politique concernant la prise de pouvoir et ne veut en aucun cas être sous la pression d’un mouvement de masse pluraliste et ancré dans les revendications sociales et démocratiques. C’est un élément important. Allons plus loin. Al adl , si elle a un problème avec la monarchie n’a aucun problème avec le makhzen dont elle espère gagner ses éléments à son projet. Le rapport avec la monarchie est un rapport de confrontation mais ce n’est pas une relation antagoniste. A qui de droit de le comprendre…La dernière interview de Abbadi dans almassae est clair pour qui sait lire derrière les lignes. Dans un autre contexte, le fascisme était l’ennemi de la démocratie parlementaire mais restait, malgré sa base sociale petite bourgeoise et même populaire, l’expression politique de secteurs de la bourgeoisie. Il a remplacé une forme de régime politique par une autre en assurant une continuité de l’appareil d’Etat. La révolution iranienne n’a pas fait autrement et les gouvernements islamistes actuels s’appuient sur le même appareil d’Etat. Al Adl ne fera pas autrement. Elle n’est pas contre le makhzen mais seulement une forme de régime politique. Et même cette opposition est relative. Qui peut écarter d’emblée une hypothèse de compromis historique si le pouvoir acculé à une crise décide d’ouvrir une grande porte à Al Adl comme moyen d’assurer sa pérennité ? N’a-t-on pas vu des ennemis d’hier devenir des fidèles serviteurs ? Car en dernière analyse ce qui commande les rapports politique ce sont les intérêts de classes. Et Al Adl représente dans la contradiction fondamentale, un camp bien différent des intérêts des classes populaires. Entre un soulèvement populaire porté par l’urgence sociale et démocratique et le maintien de l’ordre, Al Adl n’hésitera pas un seul instant. Peut-être cela créera des contradictions en son sein, le PJD en a aussi, mais ces contradictions ne signifieront pas une radicalisation démocratique et sociale de certains secteurs sous la pression du mouvement de masse. Cela n’a eu lieu nulle part, au moins d’une manière significative, dans l’ensemble du monde arabe quel que soit les spécificités de tel ou tel courant de l’islam politique. Et au Maroc, on ne peut effacer d’un revers de main la signification profonde du retrait de Al Adl du M20F. Les raisons officielles sont des prétextes. C’est avant tout, au-delà de considérations tactiques vis-à-vis de la base du PJD, une ouverture et un message politique envers le pouvoir. « Nous avons fait la démonstration que nous sommes une force incontournable et qui compte mais nous sommes aussi capables de faire la démonstration que notre armée est disciplinée et qu’elle n’ira pas à la guerre ».
L’autre élément qui est très peu pris en compte relève des problèmes de stratégie de lutte. Al Adl est une force objective et qu’on le veuille ou non, sera présente sur le champ politique et défendra ses propres objectifs mais sa nature, politique, sociale et idéologique la rend imperméable à deux éléments : la construction d’une mobilisation de masse autonome et d’une dynamique de convergence de lutte qui échappe à son contrôle en raison de son hostilité aux classes populaires, lorsqu’elles se mettent en mouvement sur la base de leurs propre aspirations, le rejet radical de la question sociale et démocratique qui sont au cœur des processus révolutionnaires dans la région. Son logiciel, bien qu’elle ne soit pas la seule dans ce cas, est organiquement hostile à tout mouvement de masse qui ne peut se canaliser. On ne peut donc partir simplement du constat qu’elle est en opposition avec le pouvoir sans une lecture critique de sa manière conservatrice de faire l’opposition et d’étouffer toute politique d’élargissement d’un rapport de force social et politique. Al Adl comme le PJD sont opposés aux luttes concrètes qui se construisent sur les questions sociales et aucun soulèvement populaire ne sera possible sans un mouvement de fond qui donne une expression politique à la question sociale. On ne peut donc se contenter de dire qu’il y a une opposition avec leurs projets sans voir l’opposition sur le terrain de la lutte immédiate et la manière de construire un rapport de force. L’ennemi de mon ennemi n’en fait pas un ami. Et y compris pour revenir au « printemps arabe », nulle part, il n’y a eu d’alliances ou d’accords politiques, tout au plus des accords techniques liés à la structuration organisationnelle de l’occupation des places. Aucune coordination d’appui allant de la gauche radicale aux « frères » n’a existé. Il y a certaines « alliances ou « modalités d’accord » qui ne favorisent pas l’émergence de luttes de masses indépendantes, même si conjoncturellement elles peuvent aider à ce qu’il y ait du monde dans la rue. N’est-ce pas d’ailleurs une des leçons de ces deux dernières années ?
La possibilité d’une transformation de ce courant de l’islam politique en mouvement opposé à la mondialisation capitaliste et à l’impérialisme par le débat, le dialogue et la confrontation, occulte ou relativise le contenu profondément réactionnaire de cette mouvance et sa nature sociale et politique concrète. Par contre, il est tout à fait légitime et nécessaire de se poser la question d’affaiblir l’emprise de cette mouvance et de gagner sa base large à un projet de lutte radical. Mais la première condition à cela est de ne pas considérer cette mouvance comme un allié hésitant ou un adversaire stratégique mais qui, à cette étape, peut être un allié décisif dans la lutte contre le régime. Et la deuxième condition est d’abord de développer autour du courant révolutionnaire et progressiste la base sociale et la force matérielle qui permettra de changer les rapports de force vis-à-vis des courants de l’islam politique. L’enjeu est-il d’avoir une politique qui permette l’émergence d’un tel courant hypothétique en dialoguant avec les mouvements réels de l’islam politique dont aucun ne fait preuve de radicalité sociale et politique ? Tracer une orientation sur la base d’un courant que l’on souhaite mais qui n’existe pas ? Le défi qui nous est posé est plutôt de l’ordre de la conquête sociale, culturelle et politique des quartiers populaires. La gauche radicale doit devenir une force capable de se réapproprier le terrain de la solidarité concrète sans tomber dans les formes de clientélisme social ou les pratiques d’ONG traditionnelles : elle doit trouver les voies de la prise en charge collective des intérêts immédiats des habitants. Les quartiers doivent devenir un lieu d’entraide, de soutien mutuel, de solidarité de classe, en étant au plus près des problèmes du quotidien. L’enracinement social et politique ne commence pas forcément avec les grands mots d’ordres politiques mais par la capacité à construire une réaction collective à des problèmes immédiats et concrets et à les combiner dans une démarche commune. S’il y a une leçon à tirer des communautés chrétiennes de base, c’est cela, mais avec nos propres outils : la culture populaire, des associations de femmes de quartiers, les coordinations contre la vie chère, les droits humains, les mouvements de chômeurs, des sections syndicales ouvertes pour avancer dans la construction d’une légitimité morale et politique alternative aux charlatans de l’obscurantisme et aux services du makhzen. On peut certes exiger de l’état la satisfaction des revendications et besoins immédiats sur différents aspects de la vie quotidienne, mais en même temps, la prise en charge de ces tâches par les mouvements populaires assoit leur autorité politique et morale sur la pratique sociale. Devant l’expansion de la pauvreté, ou bien le mouvement démocratique et ouvrier au sens large parviendra à se réapproprier la solidarité sociale ou elle sera « récupérée » par le pouvoir pour se façonner une légitimité sociale ou par les courants obscurantistes. Il s’agit bien d’inventer des « maisons du peuple », lieu de solidarité sociale et militante et cadres de résistance collectifs enracinés dans les quartiers et ouverts sur l’ensemble des préoccupations et mobilisations populaires.
Le défi qui nous est posé est de travailler à l’émergence d’un mouvement autonome des femmes laïque et progressiste qui ne se contente pas de revendiquer la simple égalité H/F mais qui lie d’une manière indissoluble la question sociale et la question du patriarcat. Une organisation de la gauche radicale ne peut faire l’impasse d’une lutte ouverte contre les violences domestiques, le droit à l’avortement, le sexisme dans la société. Et dans les organisations y compris progressistes.
Le défi qui nous est posé est celui de la défense intransigeante des libertés individuelles et du droit à une sexualité libre, loin du regard moralisateur et des préjugés réactionnaires, sauf à ne rien voir, ni rien comprendre aux aspirations de la jeunesse d’aujourd’hui, aux antipodes de l’ordre moral répressif promu aussi bien par le pouvoir que les islamistes. Ceux qui réfléchissent en terme d’ennemi principal et d’ennemi secondaire oublient parfois le fondamental : les connivences profondes dans le maintien d’un ordre oppressif et la défense du capitalisme quel que soient les contradictions entre le pouvoir et les courants islamistes réactionnaires, leur radicale opposition commune à un projet de société ou pour reprendre marx « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».
Chawqui Lotfi

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3 commentaires pour Al Adl et la gauche : une réflexion critique

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  2. Je partage largement le point de vue du camarade.S’il y a une ou un camarade qui pourra traduire ce texte en Arabe pour que les militant-es qui lisent en Arabe puissent participer à ce débat.

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